Le djihadisme, ou l’idéal perverti

Article : Le djihadisme, ou l’idéal perverti
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28 septembre 2014

Le djihadisme, ou l’idéal perverti

Depuis plusieurs semaines, le groupe djihadiste ultraviolent Daech alimente les médias du monde entier par ses exactions atroces. L’état islamique peut désormais compter sur un recrutement de djihadistes provenant de toute le planète, dont certains jeunes français partis combattre en Syrie et en Irak. Quels sont les leviers de telles vocations au djihad chez des individus jeunes, dépolitisés et récemment convertis pour certains ?

djihad

En ce 25 septembre 2014, le monde se réveille une fois de plus sonné par l’annonce de l’assassinat d’un otage capturé par un groupe d’islamistes radicaux. Hervé Gourdel, guide de haute montagne Français kidnappé dans le massif de Tizi Ouzou en Kabylie, n’avait malheureusement d’otage que le nom. Condamné d’avance, il est une nouvelle victime innocente de ses bourreaux illuminés, légitimant par ce coup d’éclat leur allégeance à Daech. L’indignation et l’horreur suscitées par ce crime odieux dont la mise en scène est à nouveau offerte au spectacle médiatique global sont unanimes. Au plus fort de l’émotion, l’interprétation manichéenne d’un contexte international complexe est à nouveau privilégiée, voire suffisante. «Nous sommes avec vous et avec le peuple français alors que vous faites face à une terrible perte, et que vous êtes debout contre la terreur pour défendre la liberté», déclare ainsi Barack Obama, s’adressant au président François Hollande. Le «camp du mal» est à nouveau fermement condamné par le «monde libre». A l’occasion, les musulmans «modérés» de France sont également appelés vigoureusement à réagir pour s’opposer au dévoiement de leur religion, légitimant ainsi une pratique «raisonnable» de leur foi, afin de rassurer le citoyen qui n’aurait pas saisi l’instrumentalisation abjecte et hors sens de l’Islam par les terroristes.

Pourtant, le réveil semble bien tardif. Depuis 2003, l’incursion américaine et de leurs alliés en Irak a offert un boulevard aux opérations djihadistes. D’une part, en fournissant des arguments au discours des islamistes radicaux accusant les visées occidentales sur le monde musulman. Une démonstration qui s’appuie sur le ressentiment alimenté depuis près d’un siècle : «Des accords Sykes-Picot redessinant les frontières du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’invasion de l’Irak en 1991, en passant par la création d’Israël et le déploiement des troupes américaines en Arabie Saoudite, bien des événements auraient confirmé, aux yeux des islamistes radicaux, que les Etats-Unis et leurs alliés cherchent à occuper les pays musulmans, à voler leur pétrole et détruire leur foi»1. D’autre part, le chaos et la guerre civile générés entre factions rivales chiites et sunnites depuis 2006, causant des milliers de morts dans l’indifférence générale, a permis l’accélération et l’amélioration des pratiques terroristes en milieu urbain. Des milliers de combattants irakiens et étrangers radicalisés ont pu parfaire leurs tactiques militaires de guérilla, l’usage d’engins explosifs improvisés, tout en diffusant leurs connaissances par internet. Avant la guerre contre Saddam, Al-Qaida n’était pas présente sur le sol irakien. Depuis la désintégration du pays et de son voisin Syrien, la région est devenue le pire des sanctuaires où «une génération de jeunes combattants y développe une réelle expérience du djihad»2.

Chaque semaine, depuis 2003, de Bagdad à Mossoul, des attentats terroristes à la bombe commettent ainsi des morts par centaines. Selon le département de défense des Etats-Unis, 26000 irakiens auraient été tués ou blessés dans des attentats depuis 2004. Plus récemment, depuis le déclin des figures historiques d’Al-Qaida et la pénétration de Daech de la Syrie vers le nord de l’Irak, des centaines d’innocents Kurdes, chrétiens, Druzes, musulmans laics, modérés ou «apostats» se sont retrouvés assassinés, décapités, crucifiés, leurs têtes fichées à la vue de tous, suscitant effroi et horreur au sein des populations.

«Nous sommes tous Hervé Gourdel» scandent les opposants à cette barbarie, de France, d’Algérie ou d’ailleurs. Pourquoi ne s’être pas souciés plus tôt de la désintégration de la société irakienne ? Comment peut-on accepter de nourrir par notre propre attentisme la détresse des populations syriennes et irakiennes plongées dans le chaos ? Pourquoi s’indigner de l’infâmie uniquement lorsqu’elle frappe à notre porte ? Pourquoi ne pas avoir clamé «nous sommes tous des Irakiens», au moment voulu ?

Si les réseaux terroristes en Syrie et en Irak ont pu recruter des combattants irakiens et étrangers affiliés à Al-Qaida provenant du Pakistan, d’Afghanistan ou du Maghreb, la recrudescence d’autodidactes, de familles ou de femmes rejoignant les rangs de Daech depuis l’Europe, la Grande-Bretagne ou le Canada pose question. Selon les chiffres évoqués par le ministère de l’intérieur, près d’un millier de jeunes radicalisés ont quitté la France, dont environ 350 pour combattre dans les rangs des djihadistes. D’aucuns pensent que ce nombre est finalement limité. Pourtant, lorsque plus de 900 jeunes, certains mineurs, passent à l’acte en quittant leur famille et leur pays de naissance afin de gagner des régions dévastées par la misère et la guerre «au nom d’Allah», tout en déjouant les services de sécurité, l’importance du phénomène interpelle. Comment des adolescents nés sur le sol français, généralement dépourvus de toute conscience politique ou religieuse, peuvent-ils se retrouver – voire se trouver – dans le djihad ? Quels sont les leviers d’une telle adhésion de masse ? Comment les discours régressifs, anachroniques et grégaires d’une poignée de fous de Dieu rompus à la violence puissent attirer dans leurs rais des jeunes de France, de Belgique ou de Grande-Bretagne ? Pourquoi, à 20 ans, certains sont-ils prêts à sacrifier leur vie pour mourir en «martyrs», au nom d’une cause moralement indéfendable ?

Pour Olivier Roy, professeur à l’institut universitaire européen, l’attrait du djihad chez certains jeunes relèverait d’une forme de «nihilisme générationnel qui touche des jeunes paumés de la globalisation, fascinés par la mort. C’est une forme de nihilisme que l’on peut observer dans bien d’autres lieux, comme on a pu le voir dans la tuerie de Columbine, en 1999 aux Etats-Unis, lors de laquelle des lycéens ont tué leurs camarades après s’être mis en scène dans des vidéos. Ce phénomène, qui touche curieusement les pays protestants, de l’Amérique à la Scandinavie, est attribué à des coups de folie individuels (comme l’attentat d’Anders Behring Breivik en Norvège), alors que le terrorisme d’Al-Qaida serait attaché à l’islam ; il faut donc voir aussi la généalogie commune qui relève d’un nihilisme suicidaire»3.

Cette généalogie commune s’inscrit dans l’échec de la modernité. Le temps du désenchantement et du désintérêt pour les grands mouvements théoriques, idéologiques et utopistes a trouvé son avènement dans la postmodernité, sur fond de crise économique chronique, le comble de l’oxymore. Habermas critique le monde actuel sous cet angle de non réalisation de l’idéal des Lumières : «Si la modernité a échoué, c’est en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, pendant que l’individu concret vit le sens désublimé et la forme déstructurée sur le mode d’un immense ennui».

L’ennui. Dans les années 60, l’invention du terme «sarcellite» pour désigner la déprime des habitants des cités, correspondait «à la volonté d’identifier un ennui propre aux grands ensembles urbains contemporains- dont le danger, là encore, résidait dans les bandes de jeunes»4.

Si le parcours, le vécu ou le profil psychologique d’un Mohammed Merah ou d’un Mehdi Nemmouche ont chacun leur singularité, ils se révèlèrent tous deux particulièrement sensibles aux sirènes du djihadisme, quant à ses promesses de représentation médiatique, de reconnaissance, «d’aventure et d’héroisme». Tout l’arsenal d’un imaginaire narcissique écrasant afin de se sentir compter un, pour des jeunes dont la folie psychotique fut probablement un terrain propice au passage à l’acte. Le djihadisme offre alors l’illusion à des jeunes fragilisés ou à des cerveaux malades de se réinventer imaginairement un destin, une nouvelle autonomie subjective, dans l’effervescence de la quête maniaque d’une transcendance. Et fuir la vacuité des «sociétés contemporaines qui se caractérisent paradoxalement par trop et par trop peu d’individualité entre ce repli narcissique […] et un vide ou une absence de sujet , liés à une impasse de la subjectivité qui fait écho, chez les personnes, à la difficulté de penser ce qui est de l’ordre d’une origine et d’une histoire signifiantes»5.

Tuer ou se faire tuer en Syrie ou en Irak au nom d’Allah lorsqu’on a vingt ans et qu’on est né en France n’a rien à voir ni avec l’Islam, ni avec la religion quelle qu’elle soit. C’est bien plutôt le sympôme morbide d’une génération en proie à l’errance et à la mélancolie d’une société sans idées et sans idéaux. Un vrai signal d’alarme, à prendre comme tel.

1 Daniel Benjamin, le terrorisme en perspective, Politique Etrangère, 2006

2 Ibid.

3 « L’attrait du djihad, un nihilisme générationnel, qui dépasse la sphère musulmane », Le Monde, 26/09/2014

4 Sylvain Venayre, Les Inrocks, « L’ennui est-il notre pire ennemi ? »

5 E. Corin, «  Dérives des références et bricolages identitaires dans un contexte de postmodernité », 1996

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