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Annexion russe de la Crimée : le hold-up du siècle

En d’autres temps, un tel séisme géopolitique aurait entraîné l’Europe dans une guerre dévastatrice. La crise des Balkans en 1913 et l’annexion des Sudètes suivie du viol des accords de Munich par les Allemands en 1939 ont précédé les cataclysmes que l’on connaît. En tant qu’Européens, l’annexion de la Crimée par la Russie nous renvoie ainsi de manière très troublante à un traitement anachronique des tensions régissant le jeu des alliances internationales. Ce qui paraissait impensable il y a encore trois semaines s’est produit par un dangereux effet domino, propulsant la Russie à la marge des conventions internationales. Car « la Crimée n’est pas un conflit entre l’Ukraine et la Russie. C’est le rejet par Poutine de l’ordre international qui a émergé du second conflit mondial, puis de la guerre froide. Il l’a piétiné. » 1

Bien avant la tenue d’un référendum illégal censé décider de l’avenir de la Crimée, celle-ci était déjà envahie de barbouzes russophones faisant le coup de poing. L’affaire était entendue : telle était la réponse de Poutine à la destitution du président Ianoukovitch. Telle est en substance la réponse au grignotage de la sphère d’influence russe par l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) depuis le début des années 2000, poussant ses pions à l’est de l’Europe. Cette même Europe face à la détermination guerrière d’un dictateur dopé à la testostérone nationaliste n’a rien pu faire. Le bras de fer avec l’OTAN a tourné court. Le lendemain des résultats du scrutin, les images d’officiers et de soldats ukrainiens expulsés par la force de leurs casernes et de leur pays, humiliés, tournaient en boucle dans les JT du monde entier. Bafouant le droit international, les drapeaux russes flottent désormais sur le Parlement de Crimée.

Malgré l’irresponsabilité délétère du clan Poutine, peut-on éviter l’emballement militaire d’un tel type de crise ? Les faucons, lorsqu’ils sont à l’oeuvre, sont capables de déstabiliser en un claquement de doigts l’équilibre fragile qui régit les relations entre les peuples. Le monde en a fait les frais avec les scories de vingt années d’administration Reagan, Bush père et fils, qui ont réussi à plonger l’humanité dans les affres du terrorisme international. Pour l’heure, les sanctions économiques et diplomatiques envisagées à l’encontre de la Russie ne semblent pas effrayer la Douma. Avec une certaine morgue, le chef de la diplomatie russe a ainsi rappelé que «nos partenaires occidentaux sont bien conscients que les sanctions sont un instrument contre-productif pour nos intérêts mutuels».

Il est vrai que la marge de manoeuvre de l’Europe et des Etats-Unis en la matière est bien maigre. Ainsi, « L’heure est à la diplomatie ferme pour éviter toute escalade », indique J-Y. Le Drian, ministre français de la Défense. Le ballet diplomatique prendra assurément une ampleur inédite depuis la fin de la guerre froide… si fin il y eut.

1 Piotr Smolar, correspondant à Kiev, Le Monde 20/03/14


Derrière les massacres, l’ombre de Poutine

Vladimir Poutine

Tchétchénie, Géorgie, Syrie, désormais l’Ukraine… l’ardoise s’allonge pour le clan Poutine et son régime. La parenthèse insignifiante des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi fut vite escamotée par la terrible répression du soulèvement populaire Ukrainien. On ne pouvait envisager pire situation pour faire évanouir le lustre olympique censé redorer, par une large couverture médiatique, l’image internationale de la Russie. La fête fut de courte durée et le retour à la réalité glaçant. A la porte de l’Europe, des citoyens manifestant leur opposition au président Ianoukovitch ont été sauvagement assassinés par des hommes de main au nom désormais associé à leur violence aveugle, les Berkouts. Ces « tontons macoutes » venus du froid ainsi que des snipers armés de Kalachnikovs ont pu agir avec l’aval d’un pouvoir corrompu, tirant parfois en embuscade depuis les toits surplombant la place Maidan, et causant au moins une centaine de victimes.

Qui sont véritablement les auteurs de ces tirs ? Qui a donné l’ordre d’intervenir militairement face à des manifestants dont la plupart n’étaient pas armés ? Ces questions restent pour le moment encore non élucidées. Depuis la chute de Ianoukovitch, tous les regards se tournent vers le régime de Poutine, seul comptable et légitimement responsable de cette infamie. Désormais protégé par le Kremlin, le président fuyard, qui affirme « ne pas avoir été renversé », s’est réfugié en Russie. Soumis à un mandat d’arrêt international émis par Kiev, Ianoukovitch a déclaré « n’avoir jamais autorisé les forces armées d’Ukraine à se mêler des événements de politique intérieure actuels ».Quels pouvaient être ces mystérieux combattants qui font mouche à 200 m comme dans un tir aux pigeons ? En Crimée, des militaires aux uniformes non identifiés, armés de fusils d’assaut et de fusils de snipers, ont débarqué près des aéroports de Simferopol et de Sebastopol. Leur présence ostentatoire est filmée par les caméras du monde entier. En outre, une dizaine d’hélicoptères russes ont pénétré l’espace aérien ukrainien, survolant la Crimée, et des mouvements de troupes russes ont également été observés dans la région. Des vols de drones russes avaient été également mentionnés lors des révoltes survenant à Kiev. Difficile de ne pas y détecter d’ingérence du Kremlin. Moscou n’en est d’ailleurs plus à son coup d’essai concernant les démonstrations de force et autres roulements de mécanique. Vladimir Poutine, qui se succède à lui-même depuis 2008 selon un jeu de chaises musicales avec Dimitri Medvedev, a déjà prouvé que la démocratie n’était qu’un signifiant vide lorsque les intérêts de son régime sont en jeu. Pour qui souhaite s’extirper de l’aire d’influence de la Russie, gare aux représailles. En Tctétchénie, la guerre aurait causé selon l’association Mémorial plus de 25 000 victimes civiles. A l’époque, Poutine affirmait avec élégance qu’il était prêt «à buter les [rebelles] Tchétchènes jusque dans les chiottes». Depuis, de nombreux militants des droits de l’homme, avocats, membres d’ONG et journalistes opposés à cette guerre ont disparu, mystérieusement assassinés. En Géorgie, 10 000 militaires russes sont toujours présents, après un conflit meurtrier en 2008 qui a causé près d’un millier de morts et 100 000 civils déplacés. En Syrie, dernier bastion russe dans la région, le blocage opéré par la Russie, redoutant les instabilités arabes et s’opposant à toute ingérence extérieure de la Syrie, a provoqué le pourrissement du conflit en une guerre civile ayant provoqué plus de 100 000 morts.

La Russie n’est évidemment pas seule dans cette partie d’échecs meurtrière. Si Poutine s’oppose à faire aboutir une solution au conflit syrien, c’est pour affirmer le retour de la puissance russe et s’opposer à l’unilatéralisme occidental, et notamment aux intérêts de Washington. Russes et Américains perpétuent le conflit américano-soviétique, débarrassé des oripeaux idéologiques. Les intérêts des empires sont décidément plus forts que les démocraties et la vie des citoyens. Ceux qui défient le pouvoir de Poutine, en tous cas, risquent leur vie.


Birmanie : le pogrom des Rohingyas se poursuit

réfugiés Rohingyas arrêtés à la frontière du Bangladesh (2012, REUTERS)

Depuis 2012 sévissent en Birmanie des attaques particulièrement violentes envers une communauté ethnique de confession musulmane, les Rohingyas. Après la dissolution de la junte en 2011, la Birmanie s’est engagée dans un lent processus de transition vers la démocratie, s’engageant à libérer les prisonniers politiques. Les tensions ethniques qui existaient déjà du temps de la dictature se sont exacerbées, opposant notamment les ethnies bouddhistes aux musulmans. Dans la région de l’Arakan, à l’ouest du pays, 800 000 membres de la communauté rohingya se retrouvent ainsi persécutés de manière barbare par les bouddhistes avec la complicité des autorités. Plusieurs massacres et destructions de mosquées ont été relatés dans certains villages, des milliers de personnes se sont déplacées vers le centre du pays ou vers les régions frontalières. Exclus de leurs terres, livrés à une précarité extrême, rencontrant des difficultés pour se marier ou étudier, l’ONU reconnaît cette minorité rohingya comme la « minorité la plus persécutée au monde ». Human Rights Watch (HRW) décrit depuis 2013 le rôle joué par l’Etat birman dans cette crise humanitaire et n’hésite pas à décrire ces violences comme des « crimes contre l’humanité [commis] dans le cadre d’une campagne de nettoyage ethnique à l’encontre des musulmans rohingyas dans l’Etat d’Arakan depuis juin 2012 ». Le 24 janvier 2014, d’autres membres de cette communauté auraient été massacrés par des villageois bouddhistes avec la complicité de la police, selon un communiqué de l’ONU, à Du Chee Yar Tan, près de Maungdaw, ville frontalière avec le Bangladesh. Même les ONG rencontrent de grandes difficultés à acheminer l’aide humanitaire bloquée par les autorités, car soumises à des restrictions de liberté de circulation. Selon HRW, « Les responsables locaux et les dirigeants communautaires ont participé à un effort concerté pour diaboliser et isoler la population musulmane, en prélude à des attaques meurtrières commises par des bandes organisées ». Des autocollants représentant le nombre 969, nombre sacré selon la tradition bouddhiste, auraient été distribués à des commerçants et taxis pour qu’ils garantissent leur caractère bouddhiste. La haine islamophobe entretenue contre les Rohingyas a ainsi dégénéré en un véritable appel au meurtre. Certaines vidéos postées sur Youtube témoigneraient des exactions auxquelles se livrent les bouddhistes birmans envers les musulmans.

Parvenue à l’indépendance en 1948, la Birmanie devait assurer l’émergence d’un gouvernement démocratique et fédéral, ce qui ne sera jamais respecté. Le soulèvement en 1948 des minorités ethniques contre le gouvernement central (bamar), précipite le coup d’Etat de l’armée en 1962, assurant la mise en place d’une junte militaire durant près de 50 ans. « Dès lors, le pouvoir a instrumentalisé le bouddhisme pour consolider son processus d’unité nationale, rappelle Alexandra de Mersan, anthropologue spécialiste de la Birmanie, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Principale cible de cette politique discriminatoire, la communauté des Rohingyas. »1

Ainsi considérés comme les « Roms de l’Asie du Sud-Est », les Rohingyas, qualifiés de « chiens » ou de « sous-hommes », menacent l’intégrité de l’identité birmane, selon Ashin Wirathu, leader du mouvement 969 anti-musulman, dont la page Facebook livre sans équivoque l’obscurantisme et la bêtise haineuse de sa mouvance extrémiste. Force est de constater que le racisme fait fi du respect de la non-violence, ordinairement prêché par le bouddhisme. Peu importe la religion invoquée : partout dans le monde, l’ultranationalisme et les replis communautaires font leurs ravages. Construction d’une identité nationale, relativisme culturel, rejet de l’autre sont autant de poncifs partagés par les uns et les autres, et trouvent notamment une certaine résonance en France et en Europe. Aucune religion n’est à l’abri de son instrumentalisation à des fins politiques, de luttes de pouvoir, économiques ou justes xénophobes. Les tensions interconfessionnelles masquent généralement des problématiques sociétales et politiques plus profondes. Point de discours religieux lorsque la haine de l’autre est vociférée. Point de choc des civilisations lorsque l’on veut tuer son voisin. Si d’aucuns pensaient que « le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas », mieux vaut parier sur le traitement d’une question fondamentale, et profondément politique cette fois : le vivre ensemble, tel sera le vrai défi de ce siècle.

1Le Point, 29 mars 2013

 


Egypte : on prend les mêmes et on recommence

Jim Watson/SIPA
Jim Watson/SIPA

Un coup de pied dans une fourmilière : telle semble se dessiner l’expérience de la révolution égyptienne depuis 2011. Passés l’effondrement du pouvoir en place et la déstabilisation de l’architecture sociétale égyptienne, l’ancien régime réussit progressivement à reconstruire son hégémonie. Cette renaissance du système Moubarak savamment orchestrée par l’armée et le général Al-Sissi se drape agréablement des oripeaux de la nouvelle « démocratie » égyptienne. Promu désormais maréchal, Al-Sissi, n’ayant officiellement toujours pas annoncé sa candidature à la prochaine élection présidentielle, aurait néanmoins déclaré selon le journal koweïtien Al-Seyassah « Je n’ai pas d’autre choix que de répondre à l’appel du peuple égyptien », ajoutant « vouloir solliciter la confiance du peuple à travers une élection libre ». Un tel engagement ne peut que répondre aux aspirations démocratiques et  politiques de tout un peuple. On ne pourrait se formaliser d’un coup d’Etat militaire perpétré à l’encontre d’un président élu par les urnes, de l’élimination physique de centaines d’électeurs du parti de Morsi et de l’exclusion du débat démocratique des Frères musulmans et de leurs partisans. Malgré ces quelques entorses à un processus démocratique légitime, Al-Sissi sollicite la confiance des Egyptiens en souhaitant une « élection libre ». Par ailleurs, le nouvel homme fort de l’Egypte ne peut se défausser des responsabilités qui lui incombent, n’ayant d’autre choix que de répondre à l’appel du peuple. Les conseils en communication se suivent et se ressemblent : à des milliers de km de là, en France, un autre homme politique providentiel ne peut également se soustraire à la volonté du peuple, Français celui-là. Nicolas Sarkozy, candidat à la prochaine présidentielle depuis l’heure même où il perdit le précédent scrutin, agite régulièrement la sphère médiatique lors de ses apparitions publiques. Lui non plus martèle qu’il ne peut résister à l’appel des citoyens. La construction du mythe du sauveur, de l’homme fort providentiel, n’est finalement pas propre aux régimes autoritaires. En Egypte, cette campagne médiatique en faveur d’Al-Sissi porte ses fruits : le nouveau maréchal jouit d’une popularité grandissante, au sein d’un contexte politique et économique extrêmement perturbé. De par l’éradication des Frères musulmans et de l’atomisation des forces politiques du pays, le choix de l’armée semble être adopté par une partie du peuple égyptien. L’Occident ainsi que les riches monarchies pétrolières du Golfe soutiennent également la carte du régime militaire, craignant la contagion islamiste. Malgré cet apparent retour à la case départ, les Egyptiens auront à revendiquer désormais leurs exigences : devenir des citoyens à part entière, non plus des sujets d’un régime anachronique et autoritaire.


François Hollande fait son coming out

hollande

A défaut d’être arrivé masqué (voire casqué, selon les récentes « investigations » du magazine Closer), F. Hollande s’est enfin résolu à avouer aux Français ses penchants libéraux.

« Suis-je un social-démocrate ? Oui ! » répond le chef de l’état aux journalistes d’un ton résolu et bonhomme lors de la conférence de presse du 14 janvier. Un secret de polichinelle pour ceux qui connaissent son parcours politique, une pilule plus amère pour une frange de son électorat qui espérait encore une alternative politique après le séisme économique de la crise de 2008. Martine Aubry, lors de la campagne des primaires socialistes de 2011, avait averti à qui espérait naivement une rupture idéologique par le vote Hollande, que, « quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ». Le candidat Deloriste a savamment cultivé ce flou idéologique, multipliant les déclarations d’intention (rappelons le discours du Bourget fustigeant la finance), de manière à rassembler les opposants des politiques libérales et les déçus du sarkozysme. Finalement, l’élection présidentielle consacra de nouveau un fin limier de la realpolitik. Entérinant l’abandon des classes ouvrières ainsi que son orientation libérale, François Hollande est le juste héritier de Francois Mitterrand, issu d’une composante d’un parti qui n’a plus de socialiste que le nom. En définitive, l’UMP n’a peut-être pas totalement perdu ce scrutin présidentiel. Allègement du coût du travail, réduction de la dépense publique, courage et accélération des réformes, modernisation structurelle, « offre qui booste la demande », cette sémantique caresse agréablement la sensibilité d’un libéral. Le « président des patrons » satisfait ainsi Pierre Gattaz, président du MEDEF, qui estime que le pacte d’Hollande « va dans le bon sens », car inspiré du « Pacte de confiance » proposé par le syndicat1. De la couverture flatteuse du Point2 (la première depuis le bashing régulier que lui inflige l’hebdomadaire) aux déclarations enthousiastes de certains cadres de l’UMP (Raffarin en tête)3, F. Hollande peut désormais compter sur la satisfaction d’une partie de l’opposition, à défaut de compter sur la confiance des Français. 73 % d’entre eux estiment en effet ne pas faire confiance aux entreprises pour créer des emplois en échange d’une baisse des cotisations patronales4. Rappelons que l’objectif premier du « Pacte de responsabilité » étant l’allègement du coût du travail, en tablant sur la fin des cotisations familiales, F. Hollande, inspiré par l’Allemagne et son compromis social, espère en contrepartie des objectifs d’embauche. Comme l’a souligné le premier ministre J.M. Ayrault, aucune contrainte ne peut être appliquée aux entreprises pour atteindre les objectifs d’embauche souhaités. L’engagement du patronat repose entièrement sur la prise en compte de leurs « responsabilités », évalué par un « observatoire des contreparties », qui sera créé. Pourtant, selon P. Gattaz, l’objectif d’embaucher 1 million de personnes en 5 ans, comme le souhaite le gouvernement, ne semble pas relever de l’engagement ni du « contrat moral » : « je ne signerai jamais que nos entreprises vont créer 1 million d’emplois, ce serait suicidaire […] Nous avons un objectif intermédiaire qui est de créer un million d’emplois, à la condition que nombre de chantiers s’ouvrent et à la condition que le terreau de France s’améliore et que les dépenses publiques baissent. C’est fondamental » a-t-il déclaré à l’AFP. Cette déclaration crédite l’analyse de certains économistes qui annoncent l’inefficacité prévisible du Pacte, l’objectif des entreprises étant à moyen terme non pas de créer des emplois, mais de retrouver leur taux de marges infléchis depuis la crise. Comme le souligne Charles Gave, économiste et financier, président du think tank libéral L’Institut des Libertés, qui considère le Pacte de responsabilité comme un véritable « chantage mafieux » : « Les entrepreneurs ont à faire face à une conjoncture constamment mouvante, il faut donc que l’état soit un réducteur d’incertitude […] ils n’ont pas besoin de sucettes et de bons points donnés par le gouvernement. Ils ont besoin de faire des profits, pour pouvoir développer leurs affaires et mieux servir leurs clients. Et cela amènera – peut-être – à des créations d’emplois »5.

Le curseur des contreparties sera-t-il véritablement dirigé vers la création d’emplois, notamment des jeunes et des séniors, et vers des politiques salariales dynamiques ? Les exonérations ne profiteront-elles pas en priorité aux grosses entreprises ? Interrogé le 16 janvier sur le sujet par Patrick Cohen, sur l’antenne de France Inter, « Qu’est ce qui fait que les exonérations iront dans la poche des actionnaires ou des salariés ? », le premier ministre élude curieusement la question. Il sera pourtant crucial de préciser rigoureusement les tenants et les aboutissants du Pacte. Certains représentants de l’aile gauche du PS ont exprimé leur circonspection, souhaitant l’imposition aux entreprises de contreparties réelles. Selon Emmanuel Maurel, « les électeurs de F. Hollande en 2012 n’ont pas voté pour une politique sociale-libérale. En France, le social-libéralisme a très peu d’adeptes ». Une remarque qui doit être décryptée à l’aune d’un récent sondage établi par le centre de recherche de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, qui annonce une chute de la confiance politique, tous partis confondus. Les 20 % d’opinion favorable au chef de l’état (chute de 7 % en un an) signent la perte de confiance envers un dirigeant considéré comme ayant floué une partie de son électorat. Il est vrai que les objectifs affichés avec ardeur par François Hollande, à savoir retrouver une croissance la plus vigoureuse possible pour créer de l’emploi, semblent dépourvus d’une pensée économique pérenne de la société de demain. Exit la prise en compte des impondérables écologiques qui limiteront à terme les injonctions de notre société de consommation ; éludé, le débat de fond concernant une véritable refondation de l’école publique ; écartées, les analyses remettant en cause la pertinence des politiques d’austérité. Le diagnostic de Paul Krugman, prix nobel d’économie 2008, est sévère : «  Lorsqu’ Hollande a pris la tête de la seconde économie de la zone euro, certains d’entre nous avons espéré qu’il pourrait faire une différence. Au lieu de çà, il est tombé dans le grincement de dents habituel – une posture qui se transforme aujourd’hui en un effondrement intellectuel. Et la seconde dépression de l’Europe continue, encore et encore »6.

Ainsi, « c’est précisément ce manque de prise sur les orientations essentielles du pays qui explique la désaffection des Français envers le bruit et la fureur de la classe politique »7.

Une désaffection qui profite néanmoins à certains. Marine Le Pen, dans ce climat général de défiance, est la seule à bénéficier d’une hausse de 2 points de popularité.

1« Pour Pierre Gattaz, le Medef a servi le pacte de responsabilité sur un plateau à Hollande » source RTL

2Une du Point n. 2156 : « Et s’il se réveillait… enfin »

3« Pacte de responsabilité, Raffarin dit banco à Hollande », Le Figaro, 17 janv. 2014

4Libération, source AFP

5« Pourquoi le Pacte de responsabilité ne vaut pas mieux qu’un chantage mafieux » Atlantico, 19 janv. 2014

6« Krugman, prix Nobel d’économie, fustige le virage libéral de Hollande » Le Parisien, 18 janv. 2014

7Serge Halimi, « Le temps des jacqueries », Le Monde Diplomatique, janv. 2014


La voix de l’Afrique… en musique

Seun Kuti
Seun Kuti

Depuis ces dernières années, un regain d’intérêt s’est manifesté envers la musique africaine, de la part d’un public étranger curieux et avide de découvertes. Preuve en est la création récente de différents labels indépendants spécialisés dans la réédition de productions originaires d’un peu partout en Afrique, souvent d’anciens albums produits par des artistes ayant stoppé leur activité depuis. Comme l’Orchestre Kanaga de Mopti, ou le Mystère Jazz de Tombouctou, deux ensembles maliens disparus dont les albums respectifs sont désormais réédités depuis 2011 grâce au travail d’un label hollandais, en partenariat avec Florent Mazzoleni, collectionneur insatiable et véritable orpailleur de pépites sonores oubliées. Ainsi, de véritables trésors discographiques sont à nouveau exhumés, grâce à la recherche obsessionnelle de quelques directeurs artistiques de labels ou collectionneurs passionnés sillonnant le continent Africain. Leur but : dénicher quelques perles rares d’afrobeat de Lagos, de cithare malgache, d’afro-futurisme dogon et autre lamento marxiste angolais.  D’autres artistes encore actifs, tels Mahmoud Ahmed ou Mulatu Astatké originaires d’Ethiopie, ont aussi acquis une notoriété mondiale lorsque certains producteurs de labels se sont intéressés à rééditer leurs standards. La fameuse collection éthiopiques éditée depuis 1998 par le label français Buda Musique, et le choix de la musique de Mulatu Astatké pour la bande originale du film Broken Flowers de Jim Jarmush (2005) firent la célébrité du père de l’éthiojazz, qui entame depuis une seconde carrière internationale. De nombreux groupes ont pu ainsi bénéficier d’une médiatisation récente dans les pays du Nord, tel le Staff Benda Bilili, orchestre originaire de Kinshasa (RDC) et composé de musiciens handicapés, dont « les fauteuils roulants servaient de percussions, les voix faisant le reste »1. Le Staff fut découvert par deux belges, Renaud Barret et Florent de La Tullaye, qui réalisaient un documentaire sur la musique congolaise. Ils décident de leur consacrer un film qui sera présenté en 2010 au festival de Cannes, accélérant leur médiatisation. Cet effet « Buenavista Social Club » permit à à ces artistes d’écumer les festivals, et leur aura de traverser les frontières. D’autres artistes, très connus en Afrique, comme Sorry Bamba, Bright Engelberts ou Prince Nico Mbarga restent encore pour l’heure assez confidentiels, malgré des succès commerciaux importants à l’étranger. Le continent africain recèle encore de milliers d’artistes bien vivants dont la musique attend son public du côté de nos frontières : car le syncrétisme et l’ingéniosité novatrice de ses musiciens captive autant le mélomane averti qu’un public curieux d’explorer de nouveaux horizons musicaux : mêlant des influences multiples d’Amérique, de Caraibe ou d’Europe (jazz, rock, funk, latin beat, électro) aux styles traditionnels de leurs pays d’origine, le résultat de ce métissage est souvent étonnant, voire prodigieux. L’extraordinaire richesse de ce patrimoine musical vaste d’un continent entier ouvre aux mélomanes tout un champ des possibles. Dans les années 70 notamment, émerge au Nigéria  l’afrobeat, initié par son mentor, Fela Kuti. Fela crée un style tout-à-fait novateur traversé par des courants traditionnels, ici la musique Yoruba, et des influences plus contemporaines, comme la funk,  le jazz, et le highlife d’origine ghanéenne. Dénonçant dans ses chansons la corruption, la dictature et l’emprise des multinationales dans son pays, jeté en prison plusieurs fois et torturé, Fela symbolise l’artiste africain engagé au service de son peuple, et de la communauté africaine dans son ensemble. C’est désormais le plus jeune de ses fils, Seun, qui s’attache à transmettre cette musique, en compagnie de l’ancien groupe ayant accompagné son père, Egypt 80. Femi Kuti, son aîné, est largement reconnu dans le monde pour son afrobeat teinté parfois d’électro.

Pour cette fin d’année, voici une sélection musicale préparée par mes soins de différents artistes provenant essentiellement d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Nigéria, Cameroun), à écouter en cliquant sur le lien suivant :

https://soundcloud.com/#midiblog/la-voix-de-lafrique

Playlist :

 Intro / Ray Baretto : Abidjan / L’Orchestre Kanaga De Mopti : Kulukutu / Le Mystère Jazz De Tombouctou : Leli / Kukumbas : Respect / Ebenezer Obey : Eyi Yato / Elere Ni Wa / Amadou Balaké : La Voiture D’occasion / Matata : Wanna Do My Thing / Tunji Oyelana & The Benders : Ifa / Bright Engelberts & The Be Movement : Get Together / Peter King : Shango

1Paris Match, « Staff Benda Bilili, çà balance à Kinshasa ! » 11/09/2013


Netanyahu et Peres absents aux obsèques de Mandela : « Désolé, j’ai piscine »

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L’ironie de ce titre n’a d’égal que le cynisme de certains. Alors que le monde entier communiait à l’unisson lors des cérémonies d’adieu organisées en l’honneur de Nelson Mandela, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, déclinait l’invitation, arguant du coût du voyage :  7 millions de shekels, soit près de1,5 million d’euros, telle est la somme avancée nécessaire afin de couvrir les frais de déplacement du chef des autorités israéliennes. L’argent public ne saurait être gaspillé, surtout par « le premier ministre le plus cher d’Israël » selon le quotidien Yediot Aharonot, qui estime la facture des dépenses du premier ministre et de sa famille financées par le contribuable en hausse de 12 % fin 2011. Shimon Peres, victime d’une mauvaise grippe, n’a pu également honorer sa participation aux obsèques, son médecin personnel lui conseillant par prudence de ne pas voyager, selon son porte-parole.

Il est parfois des symboles qui en disent long sur la philosophie animant certains régimes politiques. Lorsque le monde entier pleure le chantre du combat pour la liberté des peuples, le gouvernement israélien décide de refuser de participer à cet hommage, soulevant une vague d’indignation et de protestations dans le pays. Aux valeurs universelles de courage, de justice et d’intégrité morale incarnées par le militant historique de l’ANC, les dirigeants israéliens opposent bassesse et vulgarité. Bassesse, pour refuser de célébrer ces valeurs qui ont permis, après un siècle de luttes et de haine raciale, d’asseoir une réconciliation nationale permettant à l’Afrique du Sud de rejoindre le champ des démocraties modernes. Vulgarité, pour oser avancer à la face du monde, et surtout à son propre peuple, des raisons fallacieuses pour justifier l’absence à ce rendez-vous planétaire.

D’aucuns pourraient en conclure que cette absence regrettable relève uniquement d’une faute morale et politique. Il semble que ce malheureux acte diplomatique pointe également de manière aiguë les blocages plombant tout progrès significatif concernant l’évolution du conflit israélo-palestinien. Car Mandela fut un des principaux soutiens de la cause palestinienne. Les exhortant à ne jamais abandonner leur combat, il encourageait plus que tout autre l’espoir qu’une société juste, égalitaire et en paix puisse voir le jour en Israël et Palestine. A ce titre, le président palestinien Mahmoud Abbas a reconnu en Mandela « un symbole de la libération du colonialisme et de l’occupation pour tous les peuples aspirant à la liberté ». Mandela représentait cette autorité morale et politique d’envergure internationale,  dénonçant « les pessimistes qui ont tort de croire que la paix dans cette région est un but impossible ».  Véritable aiguillon oeuvrant pour la cause palestinienne, condamnant tous les régimes d’oppression de par le monde, il en était devenu un héros bien encombrant pour Israël : « Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens » affirma-t-il le 4 décembre 1997, lors de la journée de solidarité internationale en faveur de la Palestine. De par ses presque 70 années de lutte, le peuple palestinien ne peut que prendre exemple sur la force et la volonté du combat politique mené par l’ANC depuis près d’un siècle. Chaque contexte géopolitique est bien entendu différent ; si l’Afrique du Sud a pu sortir un jour de son régime ségrégationniste, c’est aussi grâce aux pressions internationales ; c’est également à cause des guerres que le régime de Pretoria a perdu. Mais au-delà de la lutte armée, la vision politique des compagnons de route de Mandela est riche d’enseignements : en 1983, la création du Front démocratique uni (UDF) « a permis d’organiser tous les types d’organisations, caritatives, sportives, syndicales… Elles ont adopté la charte de la liberté qui était la guilde de l’ANC. Ce concept de « l’Afrique du Sud qui appartient à tous ceux qui y vivent »1 a été un point clé. Il ne s’agissait plus de Bancs et de Noirs, mais de tous », raconte Denis Goldberg, l’un des 4 survivants du procès de Rivonia.

Le gouvernement actuel d’Israël – comme les islamistes radicaux du Hamas- redouterait-il les germes semés par des débats approfondis permettant de dégager les « voies et les moyens de faire société ensemble »2 ? L’humanité par le pardon3, comme l’éprouvait Mandela, ne semble pas plus résonner chez les dirigeants d’Israël. Des raisons finalement suffisantes pour faire l’impasse d’une communion planétaire autour de ce message politique de paix et de pardon, à moins que ce ne soit pour éviter l’éventualité de voir critiquer l’Etat hébreu concernant son soutien indéfectible établi auprès des autorités blanches de Pretoria durant les années 80.

mandela

1Denis Goldberg : « Longue vie à l’esprit de Mandela »

2Patrick Le Hyaric « Nelson Mandela, au plus haut de l’humanité »

3Emmanuel Poilane, Le Huffington Post, 18/07/2013


Tous les chemins mènent aux Roms

crédit photo : Joakim Eskildsen
crédit photo : Joakim Eskildsen

La France est-elle plus raciste ? Les idées d’extrême-droite sont-elles si attractives pour l’opinion française ? La France se droitise-t-elle ? Autant de questions qui agitent commentateurs et monde politique depuis les multiples saillies médiatiques nauséabondes des uns et des autres ces dernières semaines. Une « storytelling » particulièrement délétère qui ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en tant que ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy avait amorcé sa « rupture » en la matière, n’hésitant pas à qualifier certains jeunes de cités de « racailles » qu’il était nécessaire de « karcheriser » pour ramener l’ordre au sein de territoires touchés sinistrés par le chômage et la précarité depuis plusieurs décennies. Par l’emploi de cette sémantique violente, d’un discours aisément identifiable et partagé par le Français « d’en bas », Nicolas Sarkozy se montrait humble parmi les humbles, préparant déjà l’élection présidentielle de 2007. Mais à flatter les penchants pulsionnels d’une France qui souffre de la crise économique, il n’en fallait pas plus pour que la boîte de Pandore puisse s’entrouvrir. Dans une société touchée par un chômage de masse endémique, le délitement du lien social et l’explosion des inégalités, un ensemble d’ingrédients se retrouvent associés au sein d’un même cocktail détonnant dont l’issue est déjà connue si l’on persiste à exacerber les impasses imaginaires. Car depuis la « rupture » initiée par N. Sarkozy, ce sont bien d’autres responsables politiques qui ont surfé sur la vague de la stigmatisation, voire de l’intolérance, certaines allocutions relevant  d’un racisme avéré. Un des derniers exemples en date, concerne la polémique stigmatisant les populations roms présentes sur notre territoire (17000 personnes recensées en 2013)1. Si les conditions de pauvreté effrayante de ces populations  posent de véritables problèmes sanitaires et de sécurité à certaines communes, le débat, loin d’être apaisé, a fait office de propos ignominieux tenus à l’égard des Roms par des élus de la République. Dernier en date, le maire UMP de Roquebrune-sur-Argens, Luc Jousse, déclare après l’incendie d’un camp de Roms sur sa commune qu’il était « presque dommage qu’on ait appelé trop tôt les secours ». Pour sa défense, Luc Jousse explique qu’il n’avait fait que reprendre les propos de l’un de ses administrés. On se rappelle également les déclarations du député-maire UDI de Cholet, Gilles Bourdouleix, estimant à l’égard des Roms que « Hitler n’en avait pas tué assez ». Régis Cauche, maire UMP de la Croix, assurait que si l’un de ses administrés commettait « l’irréparable » envers un Rom, il lui apporterait son « soutien ». D’autres n’hésitent pas à employer une sémantique rappelant les heures les plus sombres de notre histoire, parlant de « question rom ».

La campagne des municipales avait trouvé son premier grand thème populiste d’affrontement. L’électeur Français était déjà régulièrement habitué à  ce que toute thématique sociale ou économique de fond se dérobe avant un scrutin d’envergure nationale, le thème de la sécurité parasitant alors la majorité des débats. La campagne des municipales 2014 a donc innové en abordant la « question » ethnique. Car c’est le ministre de l’Intérieur en personne, Manuel Valls, qui le 24 septembre 2013, sur l’antenne de France Inter, déclara que les Roms sont « des populations aux modes de vie différents des nôtres », « ayant  vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie », lui valant une plainte déposée par le MRAP  pour « incitation à la haine raciale ». Cet autre exemple, provenant du camp socialiste cette fois, de discours aux relents xénophobes suit la rhétorique adoptée par certains membres de la droite forte ou du Front national. Un dérapage contrôlé destiné à afficher une certaine fermeté et glaner la confiance d’une frange de l’électorat ? Au final, la stigmatisation ethnique employée par toutes les obédiences politiques ne peut que crédibiliser le discours d’un Front national boosté par tant de sollicitude idéologique. Dans un tel contexte, lorsque même les représentants de la nation ne mesurent pas les responsabilités qui leur incombent dans une telle atmosphère de soufre, c’est la parole raciste qui se retrouve décomplexée, libérée des « chaînes de la bien-pensance ». Mme Taubira en a bien fait les frais. Comme par hasard, en pleine campagne contre les Roms, la ministre de la Justice fut l’objet des plus viles et basses attaques en sa qualité de femme noire. Traitée de singe, insultée en première page du magazine ordurier Minute, vilipendée sur les réseaux sociaux, la petite barbarie humaine rappelle cette France malade où les parutions réactionnaires – de la Libre parole au Cri du peuple – attisaient la haine envers les juifs. Suite à cette affaire, la garde des sceaux déplorait une quasi-absence de réaction de la part de la classe politique et des intellectuels.

Absence de réaction ou sidération, la France deviendrait-elle subitement raciste ? Manifestement ni moins, ni plus qu’avant. Mais le glissement dangereux et condamnable d’une classe politique, et notamment de l’UMP, vers la rhétorique du Front national dans un but électoraliste tend paradoxalement à amorcer une fuite en avant dans la course aux électeurs : ceux-ci, confortés dans leurs choix idéologiques, rassurés par la campagne de dédiabolisation opérée depuis plusieurs années par Marine Le Pen, ne verront jamais l’utilité de revoter pour les partis dits « républicains », dans un contexte ou l’autre semble désigné par tous  comme le responsable des difficultés traversées par le pays. Mais qui est donc cet autre malfaisant, celui qui cristallise toutes les haines, celui par qui l’on peut aisément se défausser ? Qui est cet autre source de tous les maux ? Rom, biffin, immigré, chômeur, allocataire du RSA, bientôt le demandeur d’asile, bien souvent, un trait unaire relie cet autre : la pauvreté. La guerre idéologique, en temps de crise économique, s’effectuera contre le pauvre, celui dont on a peur, celui dont on rejette la désespérance. Autant converger vers ces cibles imaginaires afin de détourner le regard des vrais problèmes, ceux qui ont causé la perte de millions d’emplois en Europe depuis la crise financière.  Les crises se succèdent et les vieux réflexes demeurent, l’adversaire sera toujours le même : le paria profiteur.

Le Rom, dont l’appellation syncrétique mêle avec dénigrement  le tzigane, le manouche, le gitan, le romanichel et autres sintis représente cet adversaire, intouchable rejeté de tous, depuis ses origines. L’éternel errant, qui ne vit pas comme nous, et pour cause. Les difficultés d’intégration sont grandes, car le rejet de l’impur perdure.

Ce même destin d’errance toucha Jean-Baptiste, membre de la communauté sinti. Né en Belgique dans une roulotte peu avant la guerre de 14, lui et sa famille fuyèrent le vacarme et les tumultes de la grande boucherie en passant par la France, l’Italie pour rejoindre Alger. Puis retour en France, où, doué pour la musique, il excelle très jeune au banjo. Lui aussi, connut l’incendie de sa vétuste roulotte, plantée sur un terrain vague en région parisienne, la « zone » désertique et insalubre. Gravement brûlé à la jambe droite et à la main gauche, Jean-Baptiste, selon ses médecins, ne pourra plus animer les bals populaires avec son banjo. Pourtant il s’accroche, refuse le destin. Plongé dans la misère, il réapprend à jouer avec deux doigts en moins, inventant une nouvelle technique à la guitare : le jazz manouche. « Django » le bohémien renaissait. Multipliant les concerts, il fonde avec Stéphane Grappelli en 1934 le Quintette du Hot Club de France, qui connaît un succès fulgurant au niveau international. Au-delà d’un style musical révolutionnaire et patrimonial unique, témoin d’une époque mais toujours vivace, le voilà désormais promu au statut d’icône nationale. Django l’analphabète nous lègue ces lointains échos de France, d’un art inaltérablement associé au  pays qui l’a accueilli et l’a acclamé.

 

Django, l’homme libre,

« Ce n’est pas une époque,

Ce n’est pas le passé.

C’est aujourd’hui et demain »2.

https://www.youtube.com/watch?v=ciJUJDWmjQs

crédit photo : Joakim Eskildsen

1La Croix, 26 sept. 2013

2L’histoire de la Chope des Puces, Marcel Campion, Catherine Gravil


Marasme égyptien

hélicoptère de l'armée égyptienne survolant des manifestants pro-Morsi, Le Caire. Crédit photo : AFP/Mahmud Hams
hélicoptère de l’armée égyptienne survolant des manifestants pro-Morsi, Le Caire. Crédit photo : AFP/Mahmud Hams

Contrairement aux apparences, les dictatures de tout poil ont la vie belle. Nous voici désormais plongés, de manière troublante, dans un scénario « brazilien » digne d’un Terry Gilliam au plus haut de sa forme, l’aspect burlesque en moins. Car des gens meurent : assassinés, enlevés, torturés (Egypte Libye), gazés pour certains (Syrie), syndicalistes et leaders progressistes exécutés en pleine rue (Tunisie), l’arsenal de coercition et de terreur envers les populations arabes n’a pas faibli, et ce, malgré l’avènement d’un printemps révolutionnaire capable d’avoir fait chuter la plupart des despotes qui sévissaient sur la rive sud de la Méditerranée depuis plus de trente ans.

Le soulèvement de ces peuples, l’extraordinaire courage dont ils ont fait preuve, l’aspiration légitime à retrouver la liberté n’ont pas pesé lourd lors des premiers scrutins qui ont suivi ces temps de révolution. Exit Ben Ali, Khadafi ou Moubarak, peut-être bientôt El-Assad, et pourtant, l’horizon  qui semblait dégagé durant l’euphorie révolutionnaire apparaît bien au contraire oblitéré par les forces réactionnaires souhaitant plus que jamais contrôler les débats démocratiques. La dictature officielle a disparu, voici le temps des régimes qui ne disent pas leur nom.

La situation égyptienne est en ce sens évocatrice et particulièrement préoccupante. Si le soulèvement contre Hosni Moubarak a pu bénéficier d’un certain retrait et de l’observation passive (au sens de l’action militaire) de l’armée, préparant « l’après-Moubarak », la destitution de Mohamed Morsi a largement été facilitée par l’état-major égyptien, qui a joué un rôle fondamental dans l’éviction du pouvoir d’un président démocratiquement élu, ce qui correspondrait, par définition, à un putsch militaire. Dans les jours qui suivirent la déposition de Morsi, la violence déchaînée de l’appareil d’Etat à l’encontre des partisans de l’ex-président a été confirmée de manière ostentatoire par l’implication de l’armée et de la police dans l’élimination désormais physique des Frères musulmans, n’ayant pas hésité à abattre au cours des manifestations massives pro-Morsi plusieurs centaines d’entre eux, sans que la communauté internationale ne s’émeuve outre mesure de ces massacres.

En outre, la justice égyptienne a ordonné la fermeture définitive de plusieurs chaînes de télévision, dont une filiale du groupe qatari Al-Jazira ; des journalistes ont été arrêtés, violentés (Cf l’arrestation de Dorothée Olliéric, grand reporter à France 2, envoyée spéciale au Caire), voire certains d’entre eux assassinés au cours des manifestations pro-Morsi. Ainsi, les médias, notamment étrangers sont dénoncés avec la même véhémence que durant l’ère Moubarak. Le vocabulaire officiel employé envers les islamistes et les Frères concoure à les marginaliser en tant que « terroristes ». Pourtant, Les Frères et les sympathisants des partis salafistes représentent environ un tiers de la population égyptienne. Même si l’adhésion d’une partie de la population à des mouvements extrémistes religieux interpelle, pourrait-on croire sérieusement à la vocation de près de 30 millions de terroristes en Egypte actuellement ?

Le diagnostic de « terroristes » concernant l’ensemble des partisans des Frères semble ainsi davantage suggérer un discours de propagande du nouveau gouvernement égyptien, composé au demeurant essentiellement de militaires et de caciques de l’ancien régime (dont le général Al-Issi), soucieux de retrouver certains pouvoirs législatifs détenus avant l’élection de Morsi par un collège de généraux. Ce qui paraît néanmoins de plus en plus évident, c’est que le débat démocratique de fond est occulté : l’affrontement entre les militaires et les islamistes ne concerne ni les choix économiques et sociaux, ni la mise en place d’une politique progressiste capable de rompre durablement avec les choix du passé, ni la volonté d’assurer pour le peuple égyptien prospérité, liberté d’expression et pluralisme médiatique, progrès social et réduction de la grande pauvreté, ainsi que le recul de l’insécurité. Le gouvernement Morsi a d’ailleurs prouvé son échec total en la matière, ce qui a provoqué déception et colère chez les Egyptiens.

Ici encore, l’avenir d’une nation se retrouve otage de factions qui se disputent le pouvoir sans jamais porter crédit aux aspirations véritables des citoyens, ni porter de projet sérieux de société tout court. Il n’y aura pourtant pas de solution pour l’Egypte tant que les différentes composantes de la société égyptienne ne seront pas invitées à un débat d’idées commun, et surtout, il n’y aura pas de temps démocratique tant qu’une révolution, si légitime soit-elle, ne trouvera d’assise sur des fondements et des idées qui permettent de véritablement porter les valeurs de progrès et de justice sociale pour tout un peuple.


Chronique d’Israel

Bouquiniste à Tel-Aviv / crédit photo : bgrinda
Bouquiniste à Tel-Aviv / crédit photo : bgrinda

« First time in Israel ? »

Question récurrente posée au touriste fraichement débarqué, à laquelle je réponds toujours avec enthousiasme. Oui, c’est mon premier séjour en Israël, et ce ne sera sans doute pas le dernier. Comme beaucoup, je me retrouve happé par cette terre et ses mythes. Une fascination curieusement exercée par ses paysages désolés, abritant un patrimoine historique majeur. Et surtout la volonté de comprendre : saisir quelques bribes de la complexité séculaire d’une région déchirée par les passions. La volatilité de la situation au Proche-Orient est par ailleurs montée d’un cran avec la survenue des mouvements de libération nationale touchant ses voisins : guerre civile en Syrie, répercussions collatérales au Liban, affrontements violents entre les Frères et l’armée en Egypte, sanctuarisation des islamistes dans le Sinaï, nucléarisation et rôle joué par l’Iran sur fond de crise syrienne, le conflit israélo-palestinien se retrouve parasité par un contexte régional extrêmement instable, et constitue plus que jamais un enjeu politique et humanitaire majeur au niveau international.

Ce dimanche d’octobre, durant le vol qui me conduit à Tel-Aviv, je rencontre Elie. Kippa vissée sur la tête, le visage d’un vieil homme à la barbe grisonnante, son regard s’anime lorsque j’entame notre conversation. Il me raconte son histoire : juif du Maroc ayant émigré en France durant les années 60, il demeura sur Nice une vingtaine d’années. C’est au début des années 80 qu’il prit la décision de venir s’installer en Israël. Résidant à Jérusalem, son fils habitant Tel-Aviv, Elie me confie avec passion qu’Israel représente pour lui « le paradis ». A ce titre, il ne comprend pas « la propagande » véhiculée selon lui par « les journalistes travaillant pour ces ONGs pro-palestiniennes » qui auraient pour dessein de « critiquer Israël ». Il ne s’explique pas le faux procès imputé à Israël concernant le sort réservé aux Arabes ; « Regardez, me dit-il, on nous dit qu’on pratique un Apartheid, pourtant, il y a beaucoup d’Arabes qui vivent en Israël, et qui vivent très bien ! Ils sont contents d’être ici, ils ont une bonne vie, ils ne voudraient la quitter pour rien au monde ». Elie soutient que les 2 communautés vivent harmonieusement en Israël, que la paix est compromise par les Arabes de l’autre côté du mur : les Palestiniens, et les musulmans en général, ne veulent pas la paix car ils souhaitent « étendre leur religion au monde entier ». Je m’aperçois au fil de notre discussion que le discours d’Elie rejoint celui de la droite israélienne, qui semble refuser l’idée que le processus de paix puisse aboutir à une situation politique pouvant profiter à Israël, voire, à contrario, il pourrait « diminuer les chances de survie à terme de l’état hébreu1 », en signifiant notamment l’arrêt de l’expansion des colonies. Mais la création de colonies semble également avoir d’autres vertus : le gouvernement israélien de Netanyahu paraît bien enclin à vouloir user de la poursuite de leur implantation, comme le montrent ses récentes déclarations, de manière à peser sur les négociations concernant le dossier nucléaire iranien.

En feuilletant mon guide afin de scruter la carte des territoires, et notamment de la Cisjordanie où je compte me rendre par la suite, je suis frappé de l’ampleur de la colonisation depuis 2001 : étrange mer constellée d’îlots israéliens annexant près de 10% du territoire palestinien, la Cisjordanie, à mon grand étonnement, semble grignotée tel un gruyère, hypothéquant ainsi la création d’un état palestinien viable. Assurément, depuis l’extension accélérée des colonies, le « statut quo » évoqué par François Hollande lors de sa récente allocution à la Knesset « n’a de statut quo que le nom 2».

   « Racontez la vérité » m’encourage Elie en me serrant affectueusement la main avant de nous séparer. Çà y est, me voici dans le bain : chacun semble disposer de sa vérité, me dis-je intérieurement après ce long échange, au terme de notre vol.

Débarqué à Tel-Aviv, me voilà immergé dans son ambiance doucereuse d’un début d’automne : température idéale, soleil éclatant, décontraction apparente, la bulle – the bubble, comme on la surnomme – jouit d’une qualité de vie dont maintes métropoles pourraient envier la quiétude. Le promeneur en goguette appréciera également l’architecture raffinée de certains quartiers de la « ville blanche », où les édifices  Bauhaus se succèdent en rangs d’oignon, certains à l’aspect plus ou moins décati, d’autres récemment restaurés, exposant alors leurs façades immaculées avec éclat : l’édification dans les années 30/40 de plus de 4000 bâtiments modernistes conçus par des architectes juifs ayant fui le régime hitlérien suscite ainsi l’impression troublante d’arpenter les rues de Berlin, Weimar ou de Dessau arborées d’une improbable végétation exotique. Malgré l’augmentation régulière du prix de l’immobilier depuis quelques années, Tel-Aviv demeure une ville très attractive pour les jeunes, notamment pour son ouverture d’esprit, sa vie nocturne et sa scène artistique et culturelle active. La communauté homosexuelle a également trouvé ses repères au sein de cette ville aux allures de petit Manhattan et de vieille Europe réunis. Cette harmonie relative semble à priori se retrouver bien éloignée d’un contexte régional chaotique ; hormis les patrouilles quotidiennes d’hélicoptères de Tsahal  le long du littoral, ainsi que la présence des ruines du Dolphinarium (discothèque située en bord de plage et détruite après un attentat-suicide en 2001), rien ou presque ne pourrait renseigner le touriste en villégiature sur la situation critique qui agite le quotidien du pays et de ses voisins.

 Où en est le processus de paix en Israël et Palestine ? Comment est-il perçu par la population israélienne ? Comment évolue la société israélienne au sein de la tourmente traversée par les pays arabes ? Naïvement, le scrutin des municipales ayant lieu, je m’attends à prendre le pouls des sensibilités  politiques du moment. Mais les élections municipales « ne reflètent pas en Israël les tendances politiques au niveau national 3». De plus, les mairies souffrant selon un récent sondage, d’accusations de corruption, ce scrutin municipal n’a pas mobilisé les Israéliens. La seule nouveauté réside dans l’accession de femmes palestiniennes dans le champ de la politique locale.

Difficile donc de se faire une idée sur l’état d’esprit actuel des Israéliens concernant l’éventuelle reprise des pourparlers de paix. Ce qu’il me reste de ce voyage, ce sont des rencontres, traduisant toutes les sensibilités possibles. Comme ce chauffeur de taxi, rencontré à Tel-Aviv lors de mon départ pour le sud du pays. Cet homme d’une cinquantaine d’années est vêtu comme un ultra-orthodoxe. Il me demande poliment d’où je viens, et si je suis juif. Cette question frontale m’interpelle. Je lui réponds que je réside vers Marseille ; « Marseille ? Me répond-il. Vous avez beaucoup d’Arabes à Marseille, vous n’avez pas de problèmes avec eux ? ». Pour lui, le danger actuel étant l’islam, l’obscurantisme d’une guerre des religions est remise au goût du jour. Exit toute analyse politique et sociale des spasmes secouant les pays musulmans. « L’islam est un problème, il veut s’étendre au monde entier ». Sans détour, il me prédit la fin proche de notre monde. « Nous vivons la fin d’une ère. Le monde mourra à l’issue du combat entre Ismael et Isaac. De cet affrontement renaitra l’univers ». Ce discours illuminé et irrationnel me saisit.

C’est en parvenant au pied du mémorial Yitzhak Rabin, lieu où l’ancien premier ministre et ministre de la défense israélien fut assassiné en 1995 par un extrémiste juif, que je rencontre un agent formateur de la sécurité israélienne. Accompagné d’un groupe d’agents de sécurité africains en formation, je lui demande où en est l’opinion israélienne par rapport aux récentes évolutions du processus de paix. Avec malice, il m’indique : « si je rentre du travail le soir, et qu’un ami m’appelle et me demande de venir lui rendre un coup de main, je lui dirais : ok, mais avant je dois faire du rangement chez moi, coucher mes enfants, nettoyer la cuisine, vérifier que tout est en ordre ». Une métaphore qui semble résumer pour lui certains impératifs : avant de pouvoir établir un processus pérenne avec les Palestiniens, il est nécessaire de réduire les conflits internes au sein même de la « maison » Israël. La réussite du processus de paix dépend essentiellement de la volonté d’Israël, et de son peuple, d’aboutir à un consensus solide sur la question des territoires. Or la société israélienne lui semble profondément coupée en deux, ce qui le rend pessimiste : « Israël ne veut pas la paix ».

Amer constat. Roy, pour sa part, comédien d’une trentaine d’années vivant à Tel-Aviv, se réclamant de la gauche israélienne, veut croire à l’aboutissement un jour d’un compromis, mais pense l’établissement d’un état fédéral plus crédible. La solution d’un état binational est partagée également par certains palestiniens, mais semble finalement consécutive de l’échec de pouvoir créer deux entités nationales indépendantes.

 

1 Le Monde Diplomatique oct 2013

2 Faillite de l’union européenne en Palestine, Le Monde Diplomatique nov 2013, Laurence Bernard

3 Source AFP, oct 2013